Algerie - Une guerre sans images


Sept à huit autres voyages seront nécessaires poux réunir tout le matériel indispensable, les deux hommes retournant seuls, juste munis d'une petite caméra DV. Le scénariste soumis pour obtenir autorisations et financements est minimal : Soudani suivra Graffenried à la recherche de personnes qu'il a jadis photographiées et enregistrera leurs réactions devant les photos ainsi « restituées ». Mais le film sera aussi enrichi par le regard du cinéaste qui redécouvre son pays. « Il ne voulait surtout pas d'un film dont je serais le héros et cherchait à tout moment la contradiction. Mohammed est un Noir algérien, il appartient donc à une minorité, et cela lui a sans doute donné une certaine distance critique », explique Graffenried. « Les voyages ont été assez turbulents, parce que je devais souvent contenir Michael, qui est fonceur, têtu et aurait pu devenir envahissant pour le film », raconte de son côté Soudani. « Mais c'est grâce à lui que j'ai pu aller dans beaucoup d'endroits strictement interdits à un photographe ou cinéaste algérien. »

En fait, le duo se complète à merveille. Paradoxalement, c'est le photographe qui guide le cinéaste à travers son propre pays. Face aux gens, les photos (et le fait de se présenter comme Suisse plutôt que Français) permettent de briser la glace, mais c'est le parler arabe de Soudani qui délie finalement bien des langues. Le cinéaste profite aussi de la longue expérience de son complice et apprend à son tour à « voler » des images - tant il est vrai que demander l'autorisation revient ici à mettre les interlocuteurs dans l'embarras et à s'exposer à un refus de pure forme. Enfin, le photographe obtient presque toujours ce « pardon symbolique » qu'il est venu chercher, ces images et l'occasion de parler, les Algériens en sont demandeurs, même si cela ne va jamais de soi et si la peur subsiste.

En solo, Graffenried profitera d'une invitation exceptionnelle pour rapporter quelques précieuses images de l'armée, un univers en principe strictement off limits. Le remuant photographe s'en amuse encore : « A partir d'un moment, tout le monde a cherché à m'utiliser, à récupérer mon travail. Ce général qui m'a emmené en hélicoptère voulait me montrer une bonne image de l'armée alors qu'ils étaient en train de bombarder vingt barbus dans le maquis ! L'armée algérienne était à ce moment sous la pression des organisations pour les droits de l'homme, mais, à partir du 11 septembre 2001, les Américains l'ont mise à contribution pour son savoir-faire dans la lutte contre le terrorisme, et tout est redevenu top secret. » Des images providentielles pour Soudani, dont le montage dialectique voudrait ne rien cacher des profondes contradictions de son pays. Car, pour lui, « il ne s'agissait pas de prendre parti, de prétendre donner des réponses claires sur qui a fait quoi. Le film renvoie militaires et islamistes dos ados. »



Dans cet ordre d'idées, l'autre plus joli « coup » des compères sera une rencontre impromptue avec un fondamentaliste dont le discours en dit plus long que bien des commentaires. L'image finit par le révéler plus qu'il n'aurait voulu ? Soudani, à son tour travaillé par le remords, retourne demander son accord et l'obtient ! « S'il ne me l'avait pas accordé, j'aurais renoncé à la scène », précise-t-il. La fin du film voit le cinéaste présenter sa famille au photographe. Tandis que le premier déplore ce qu'est devenu la ville de son enfance, défigurée par un désastre économique palpable à l'écran, le second s'extasie devant les richesses naturelles du pays et l'hospitalité sans Limites de ses habitants ...

Une fois achevé. Guerre sans images - Algérie, je sais que tu sais a connu sa première mondiale au Festival de Locamo 2002, dans la section documentaire Semaine de la critique, où il rencontre un franc succès. Depuis, le film est sélectionné dans quantité de festivals internationaux. Pour finir, il devrait à son tour être « rendu » à l'Algérie, à travers les bons offices de la Cinémathèque d'Alger. " Malheureusement, il reste difficile d'amener les gens a voir ce genre de chose. Il faut reconnaître qu'ils sont parfois un peu irresponsables », déplore Mohammed Soudani. « Tout le monde arabo-musulman souffre d'ailleurs de ce problème de ne pas savoir ou vouloir se regarder. » Michael von Graffenried, lui, se veut plus optimiste: « Jamais une photo ou un film ne pourra changer le monde. Mais ce travail permettra à certains de commencer un nécessaire travail de mémoire. Je dis bien : commencer. »

Norbert Creutz
Le Temps mardi 08 avril 2003